Perdu en montagne
Un chapitre du roman:
un pays, une communauté
Bonne lecture
Limites
La détente est l’amie du
corps et de l’âme. Quand une personne la trouve, dans un
environnement dépourvu de tensions et riches de distractions, elle
irradie de bonheur son corps jusqu’alors crispé ; ainsi il relâche
intérieurement, confiant pensées et résistances au vent. La
trouve-t-on seulement dans la fuite du champ de bataille ? Si elle
est associée au souffle, alors elle est présente dans l’action
comme dans l’inaction. Son coin de prédilection est le silence
dans les gestes et la voix. Pour la communauté, où le lieu de
travail et l’habitat ne sont pas séparés, la suspension s’impose
dans les journées, tels les silences sur une partition. Pour que la
mélodie soit agréable à jouer et à écouter, un équilibre est à
trouver. Se limiter au minimum pour sa tranquillité, la tension
grandit alentour ; exceller dans la générosité, la détente nous
comble et contamine nos proches.
***
Après avoir aidé ses amis
bergers jusqu’à la désalpe, Laurent était resté dans le village
valaisan chez le propriétaire du consortium, pour traire les bêtes
et curer l’étable. Il acceptait n’importe quels jobs, avide de
passer sa hargne dans l’effort constant. Dans ses rares moments de
liberté, il courait les sommets. Lors de ses nuits agitées, il
écrivait ses pensées. Suite à sa déconvenue, qui l’avait
fatalement écarté de son rêve de collectivité, ses deux frères
lui avaient fait la surprise de le visiter en Suisse. Ils avaient
relaté les lettres et leurs contenus, l’échec de Tristan, le
renoncement de Bleiz à ramener le benjamin au bercail. Tristan
gardait son idée d’engagement pour la nation, Bleiz s’orientait
dans la taille de pierre, Enora aux beaux-arts, Laurent ne
reprendrait pas les études. N’en déplaise à sa mère, il serait
berger. Les frangins s’étaient consolés en de grandes virées sur
les hautes crêtes, scellant le pacte de ne jamais se laisser tomber.
Laurent s’assit sur une
roche, au bord d’un précipice vertigineux. Les monts ivoirins se
dressaient devant lui tel un rempart aux regrets râpeux. Il pouvait
entendre les cimes dentelées et opalines lui chanter : « nous
sommes les sentinelles alpines du maintien de ton éveil à la
liberté, reste droit face à l’adversité, intrépide dans
l’insécurité. Tu as fait le bon choix, car tu as appris à
renoncer. » Dans ces moments-là, à chaque fois que, dans le
silence de l’altitude, il cherchait une réponse à son doute, il
éprouvait le soulagement des artistes face à leur œuvre accomplie.
La musique de son être s’accordait en une douce symphonie.
Toutefois, quand il redescendait dans la vallée, le monde devenait
une incroyable cacophonie. Alors il percutait de toutes ses forces la
masse sur les piquets, tirait avec hargne le fumier avec son croc,
soulevait les charges les plus lourdes, par colère contre ceux qui
l’avaient mal jugé. En haut, l’évidence. En bas, l’incertitude.
Que lui arrivait-il ? Dans les dangers de l’altitude, avec le
secours d’un de ses habitants, il avait osé ses aspirations, alors
pourquoi ne pas recommencer ?
Laurent se leva. Il huma le
vent qui modelait en congères névés et vallons. Dans le silence
des pics laiteux s’élançant vers le ciel lavande, la quiétude
des pierres ardoise et des sapins céladon se reflétant dans les
lacs turquoise, se cachait son inspiration. Il y vit le reflet de son
récit. Dans l’intimité solitaire de ses méditations en
collectivité, il avait reçu un appel à créer ; en se perdant dans
les profondeurs de la neige, il pourrait retrouver le guide de sa
destinée. Laurent avait dans ses gènes le goût du risque des
navigateurs. En revanche, il ignorait les dangers qu’affrontaient
les varappeurs, chasseurs, pâtres, guides ou chercheur de cristaux.
Rendu aux portes du désespoir, déçu par les relations humaines, la
nature l’invitait aujourd’hui à offrir son corps en sacrifice.
Une force le retenait cependant. Le lien avec les vivants. La terre
donnait sans compter ; elle n’attendait rien en retour, pourtant on
lui devait tout. Elle devait bien recevoir quelque chose, sinon
l’existence ne perdurerait pas. Les minéraux, les végétaux et
les animaux donnaient. Les humains prenaient. Pourquoi œuvraient-ils
sans cesse à la destruction ? Pourquoi ne posaient-ils pas, à
l’instar du peintre soleil, les couleurs de la vie sur la toile de
la création ? Consumé par la complexité des obligations
familiales, malmené par la cruauté des rapports en collectivité,
divisé par la relation ambiguë avec sa fiancée, Laurent luttait
pour simplement respirer. La communauté l’avait rendu agoraphobe
et Valérie misanthrope. Il était tenté de tourner une des
nombreuses pierres plantées, les
menhirs qui sont les bouchons
de la mer, pour submerger le globe sous un déluge meurtrier. Ce
serait la fin de son monde d’innocence, peut-être même celle de
son existence.
De la neige jusqu’aux
genoux, Laurent glissait quand il parvenait à se dégager et
s’enfonçait lorsqu’il pensait avoir pied. Devant lui, le grand
calme de la mer blanche avant que vienne l’ouragan. Bercé par les
récits d’aventures de son père en haute mer, il pressentait le
danger. Les nuages se formaient rapidement, annonçant des rafales de
cristaux. À l’instar du vieux marin breton, pris entre deux houles
contraires soulevant et fracassant son navire en des bonds de quinze
mètres, Laurent se trouvait entre deux dépressions sur le point de
s’affronter, déclenchant trombes ou avalanches. Il était trop
tard pour revenir sur ses pas. Il grimpa alors dans la poudreuse
fraîchement tombée, n’écoutant que sa
volonté de se perdre toujours plus loin dans le péril, jusqu’au
bout de la raison. Dépassant le seuil de la fatigue, il mettait
désormais son énergie à ne pas atteindre celui de la folie. Aimanté par sa
compagne la montagne, Laurent dut freiner son ardeur. Il tenait à
faire le point. Ce qu’il vit du haut de sa vigie l’effraya. Les
élévations étaient mitraillées de mille éclairs. Bientôt, il
serait enseveli sous le blizzard. Sa cape de pluie, veste rembourrée
et bonnes chaussures ne remplaceraient pas un douillet abri. Il
n’avait plus le choix. Il tracerait vers ce qu’il croyait être
un amas de rochers, avant que s’ouvre son tombeau.
Les flocons tombaient drus,
glacés et aveuglants, le vent soufflait sans discontinuer. Perdu
dans l’océan déchaîné, le visage baignant de larmes, Laurent
appréhendait d’avoir provoqué l’ouvrier de la mort. L’Ankou
l’attendait sûrement dans sa barque, pour faire passer son âme
vers l’au-delà. Une ombre se mouvait en effet,
coiffée d’un chapeau sombre. Laurent relâcha sa terreur. Ce qu’il
avait pris pour une roche animée se révélait être un raccard,
posé sur quatre larges ardoises destinées à empêcher les rongeurs
de monter. Dressée en muraille infranchissable, une congère
empêchait de se réfugier à l’intérieur du chalet. Que faire ?
De derrière son voile de tempête, le soleil amorçait sans doute sa
chute vers le couchant. Laurent avait froid. Les flocons
grossissaient, ils tenaient sur le nez et les vêtements. S’il ne
bougeait pas maintenant, le sommeil l’embrasserait pour l’éternité.
L’aventurier remit sa frayeur dans les mains de la confiance. Alors
qu’il hésitait entre effort et abandon, un geyser de joie jaillit
soudain de son puits d’amour. Desserrant l’étau de la peur,
l’éclaboussant de son onguent de paix, le magma se déversa sur
ses membres endoloris et son corps frissonnant. L’explosion le
poussa en avant. Il dévala une pente gonflée de poudreuse et
atterrit sur une route goudronnée. L’aventureux n’était pas
encore sorti d’affaire, mais il avait retrouvé le cap espérance.
Se frayant un passage dans
l’obscurité, le corps transi et geignant d’épuisement, les
mains repoussant l’épais manteau de flocons, les pieds saignant du
frottement des godillots mouillés contre la chaussée, le marin
breton s’avança fébrilement vers l’entrée. La pièce était
éclairée. Étrange ! Laurent était sûr d’avoir éteint les
lumières en partant. Une fois rentré, il retira un à un ses
vêtements trempés, saisit une serviette, sécha sa nudité contre
le poêle vrombissant. Alors qu’il posait la bouilloire sur le
fourneau, une odeur titilla ses narines, un parfum qu’il ne pouvait
oublier. Son sang se figea, lui gonflant nerfs et ventre. Seule
l’appréhension de retrouver l’humidité glacée le retint sur
les lieux du danger. Un stress épouvantable s’empara de son être,
un tourbillon de panique, un vertige nauséeux qu’il ne put calmer.
La porte s’ouvrit.
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