Déconfinement
La jument reprend du service
Alterner
la boulangerie et la traction animale: une bonne bouffée d'air et
une bonne fatigue; mais ô combien de joie.
Extrait de l'arbre des réfugiés
roman en recherche d'éditeur
Country
Par
une journée caniculaire, sans autres ombres qu’une trop lointaine
forêt de bouleaux, sycomores et merisiers, faisant languir la vue
d’une rivière pour y plonger,
les
Russes aperçurent les
montagnes bleues surplombant
le fleuve Susquehanna. Les
Appalaches,
s’étirant
du Nord au Sud et
recouvertes
d’émeraude, étaient
soufflées
par les vents glacials.
Les
frères mennonites les avaient informés qu’à leurs pieds, parmi
les
champs de blés, seigles, pommes de terre et
maïs,
se
lovaient des fermes de
leur connaissance susceptibles
de les embaucher. Encore
deux
journées
de marche, dont
une
nuit à se retourner entre rêves et inconfort,
et
ils
parviendraient
enfin à leur
but.
Un
temps équivalent à l’attente d’Ivan et Mikhaïl,
entre
le poste de police et l’hôtel où ils avaient établi leur
quartier. En
venant en
aide à sa camarade,
Rachel
s’était compromis du
fait de ses origines russes. Elle
avait
eu le droit à un hébergement derrière les barreaux et à un
interrogatoire musclé. Son
honnêteté associée à la clémence de
l’actuelle
présidence,
en matière de droits civiques plus
que
dans les
restrictions à
l’immigration,
l’avait
disculpée. À
sa sortie, elle avait encaissé
la légitime bouderie de ses hommes puis,
en cheminant, enduré leurs récriminations sur sa folie.
Ivan
montra à son fils une
batteuse à vapeur vomissant ses
fumées,
bruits et poussières de
blé. De chaque côté, le grain et le chaume se déversaient en deux
imposantes pyramides.
« J’ai travaillé avec
une telle machine, confia Ivan.
— Alors ils vont
t’accepter ! s’enthousiasma Mikhaïl.
— Ils sont déjà
nombreux. Remarque, rien nous oblige à nous rendre plus loin. Je
vais essayer et tu vas m’aider pour l’anglais. »
Un homme, vêtu d’une
salopette bleue et coiffé d’un chapeau de paille, se dirigea vers
les passants.
« Vous cherchez un job ?
héla-t-il.
— Oui, répondit
Mikhaïl, affichant un sourire victorieux sur son fin visage rougi
par l’été. Mes parents ne parlent pas bien l’américain.
— Ton père connaît-il
au moins le travail agricole ?
— C’est son métier.
— Alors dis-lui que je
l’embauche avec ta mère pour la journée. Le repas est compris.
Nous sommes débordés et je dois rentrer la récolte avant la nuit.
— Vous ne pouvez pas
plus longtemps ? Nous n’avons trouvé aucun travail depuis
New-York City.
— Cela dépendra de
leurs compétences. Je me suis endetté et je dois rembourser mes
emprunts. Si je ne vends pas la production à un prix décent, je
risque de devoir vendre mon outillage et peut-être ma propriété.
Comme c’est arrivé à mes voisins. Certains se sont retrouvés
ouvriers sur leur propre exploitation, d’autres sont partis en
ville. Les temps sont durs petit. Dis-le bien à tes parents.
Traduits et donne-moi vite la réponse.
— Je n’ai pas bien
compris.
— Dis-leur qu’ils
peuvent rester jusqu’à demain, s’impatienta le fermier. Après,
nous verrons. »
En
écoutant
l’émissaire
rapporter
ses
propos,
l’agriculteur
se renfrogna.
« Seriez-vous
caucasiens ? interrogea-t-il.
— Russes, confirma
Mikhaïl.
— C’est
bien ce que je pensais. Dis-leur
que je ne tolérerais pas qu’ils répandent leurs idées
socialistes ou anarchistes.
— Ils
ont fait la révolution, répliqua
fièrement le gamin.
— Tu plaisantes ?
— Non.
Même
que mon papa a fait la guerre, qu’il a déserté, qu’il
s’est retrouvé dans une armée de paysans
et dans un camp de prisonniers.
— Oh mon Dieu ! »
Devinant,
par
l’expression catastrophée de son employeur,
la
bévue de
son fiston,
Ivan
retroussa
les manches de sa chemise et rejoignit
les manœuvres. Ils
étaient
occupés à pousser les gerbes
sèches dans les stridentes mâchoires. Les
bottes,
précédemment
fauchées et liées, étaient
entraînées
par de larges courroies reliées
à des poulies. D’autres
ouvriers
versaient
les grains de froment dans trois tombereaux tirés chacun
par
un
tracteur Ford. Laissant
son rejeton rejoindre une bande d’enfants,
Rachel
aida à la
mise en sac des
céréales.
Les
salariés
patientaient le souper dans
le
pailler
garni de bottes, pressées par une des machines du domaine, qu’ils
venaient de
décharger.
Accompagné
de sa guitare,
un
chanteur interprétait
des airs
inconnus des Russes mais appréciées de la majorité des employés.
Ils
les nommaient :
« musique du bon vieux temps » ou « country ».
Les chants venaient du grand Sud et ressemblaient à ceux entendus
sur les postes de radio des quelques bistros où les Ouraliens
s’étaient arrêtés. Intrigué par la dextérité du guitariste,
rythmant sa voix traînante en de multiples accords, Mikhaïl se
rapprocha du lui. Le musicien posa son instrument.
« Tu
veux que je t’apprenne à en jouer, petit.
« Oh
oui !
— Alors
essaie tout seul. Après je te montrerais. »
Le
garçonnet posa l’imposante caisse sur ses genoux et frotta les
cordes en imitant la voix nasillarde de son professeur. Soucieux
que son garnement importune l’artiste, Ivan
s’assit à ses côtés.
« Laisse-le
faire, le rassura le chanteur. Mets-lui vite un instrument dans les
mains ; il a la musique dans le sang. Plus
il commencera jeune et plus il développera son talent. J’ai
longtemps animé les quadrilles lors des bals, dans des granges comme
celle-ci, ou bien accompagné des confrères
à l’occasion des rencontres sponsorisées par la radio. Je viens
du Tennessee, plus exactement de Nashville et j’ai à mon actif
plusieurs disques enregistrés par différentes
maisons.
D’où
es-tu ?
— Mon
père ne comprend pas, précisa Mikhaïl.
— Russes ?
— Oui.
— Méfiez-vous
du Ku
Klux Klan.
— C’est
quoi ?
— Des
racistes.
— Comme
le slogan ?
— Je
ne sais pas duquel tu parles. Il
en naît chaque jour un nouveau. J’ai
des amis noirs qui ne peuvent pas enregistrer de disque, alors qu’ils
sont bien meilleurs que moi. Le ségrégationnisme
est partout présent ici.
— C’est
quoi ?
— Certains
pensent que les races ne doivent pas se mélanger et qu’elles
doivent donc vivre
séparées. Avec tes yeux bridés,
tu
ressembles à un Chinois. Méfie-toi,
ils sont craints autant que les Italiens.
— Je
suis Ouralien ! se défendit le garçon.
— Ça,
ils ne le savent pas. Ils sont bêtes. C’est
comme ça. L’afflux d’immigrés
leur
fait
peur. Tu
comprends, ils
étaient installés avant eux.
— Comme
les Indiens ? »
— En
as-tu rencontré ?
— Dans
un film, se
justifia
Mikhaïl.
— Ce
ne sont pas des vrais. En
allant vers l’Ouest,
tu
en verras
plein ;
des
authentiques ou des Métis, comme
toi. Plus sérieusement. Dis
à ton père qu’il
doit vite apprendre notre langue. Le
boss
ne semble pas l’apprécier. Tiens, d’ailleurs le voilà qui
s’amène. Si tu restes, c’est promis, je t’initie à la
guitare. À plus. »
Mikhaïl
observa le patron
s’approcher
d’un pas pressant.
« Petit,
j’ai une proposition à faire à tes parents. »
Ivan
interpella
son fils du regard.
Mikhaïl
hocha
la tête.
« Dis-lui
que je
les embauche pour la saison, poursuivit
l’exploitant.
j’ai
vu qu’ils étaient
de bons
travailleurs et expérimentés. Deux mois de salaire, nourris et
logés, ça devrait vous aider à vivre jusqu’à trouver un emploi
stable. Vous dormirez dans une de mes cabanes. Il
y a une douche collective.
— Merci,
devança Ivan, saisissant
en substance la proposition de son employeur.
Demande-lui, Micha,
pourquoi il n’a pas de moissonneuse-batteuse, enchaîna-t-il
en russe. Tirée
par un
tracteur ou des
chevaux, le travail serait plus rapide. »
Mikhaïl
s’exécuta.
« Réponds-lui
que c’était mon projet. Une Massey-Harris.
Les
usines en fabriquent plus que
nous
pouvons
en
acheter. Est-ce qu’il sait s’en servir ?
— Oui,
assura Mikhaïl.
— Dommage.
Il me faudrait plusieurs bonnes ventes avant d’emprunter à
nouveau. Ah oui, j’oubliais. Maintenant qu’il apprivoise notre
langue, ton père à intérêt à tenir la sienne en laisse et
museler ses idées subversives ! Sinon, bye-bye le job. »
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