La quête de vision
Le chant du tambour
Bonne lectureL’aigle
Se parant d’amarante, les flots gonflaient les berges grenat, inondaient la crique safran, déserte à l’exception des goélands, bernaches et quelques pêcheurs. Assis sur la dune, traumatisé par la haine des autres à son égard, Achack observait les hommes pousser les canots à l’eau, ramer au large, immerger leurs filets et attendre que les bancs de morues se prennent dans les mailles. Les mêmes gestes et postures que ceux des Nations ! Lors de sa pérégrination sur les berges du fleuve et à l’intérieur des terres, il avait vu les gens se rassembler autour de ce qu’il devinait être un défunt, de la même façon que son clan accompagnait ses morts jusqu’au territoire des esprits, des bébés accrochés à la poitrine de leur mère ou emmaillotés dans leur dos, des jeunes gens danser aux sons des instruments.
« Finalement ils ne sont pas si dissemblables de nous. Les anciens leur auraient-ils transmis les connaissances nécessaires à la vie dans ce pays ? Je comprends mieux pourquoi le premier prophète du quatrième feu croyait en la possibilité d’une vie fraternelle, la promesse d’une seule Nation, peut-être y a-t-il toujours un espoir de rapprochement », pensa-t-il.
Il se rappela une autre prophétie, le huitième feu. Son oncle ne s’attardait pas sur ce point, car, disait-il, ce feu ne pouvait être allumé que par le précédent. Cela ne pouvait advenir que si les personnes attirées par la culture ancestrale des Natifs de cette terre restaient fermes dans leur quête. Or aucun des Blancs rencontrés n’avait encore manifesté un quelconque intérêt pour son tambour, l’héritage des aînés. À moins que les autres, mentionnés par son père et la femme-médecine, fussent en définitive d’autres gens, membres d’un autre peuple.
Les
yeux fermés, Achack goûta à la solitude après un bain forcé dans
une mer d’humains. Il releva la tête, un aigle volait au-dessus de
lui, déployant ses longues rémiges incarnates dans le vent et
planant en décrivant un large cercle. Un grand silence. Les
alentours revêtirent un manteau écarlate. Fleuve, plage et monts
disparurent dans un grand brasier ardent. Seul le rapace resta dans
la vision du garçon.
Un
grand feu rouge se dressa devant lui. Un aigle flamboyant en sortit,
le toucha, l’embrasa et retourna dans les flammes. Achack sortit de
sa torpeur. Le pourpre s’estompait peu à
peu, le ciel redevenait rosé, les berges lilas et l’eau saumon.
Baissant à nouveau ses paupières, il savoura l’instant magique,
le don de sa vision. Après de nombreux jeûnes, les conditions
favorables que seul décidaient les esprits, des langueurs et bien
des détours pour y parvenir, il avait reçu le présent inestimable
qu’attendaient tous les jeunes de son clan. En affrontant sa peur,
en traversant dignement l’adversité, il avait enfin rencontré son
esprit protecteur. Que signifiait ce songe ? Pourquoi toujours le
feu, était-ce en rapport avec la prophétie relatée par son oncle ?
L’esprit de l’aigle
lui révélera en son temps son message. Il avait faim et froid, il
devait trouver au plus vite une place pour préparer le foyer et
manger les poissons séchés. Quand il ouvrit les yeux pour discerner
où planter son camp, il découvrit, stupéfait, une bande d’enfants,
petits et grands, en arc de cercle devant lui. Il ne les avait pas
entendus, ni même sentis, tant il était habité par sa vision.
Au
retour de leur excursion dominicale, les jeunes avaient trouvé un
Indien priant ses dieux ou le diable, posé sur la dune, perdu dans
sa méditation, sa peau étrangement cuivrée, un tambourin à ses
côtés, armé comme s’il était sur le sentier de la guerre. Ils
avaient d’abord eu peur de lui, pourtant seul et guère plus âgé
qu’eux. Ils avaient attendu qu’enfin il ouvre les yeux pour lui
faire sentir, à leur
façon, qu’il n’était pas ici chez lui, qu’il avait eu tort de
quitter sa réserve, qu’il était un étranger puant, alcoolique,
violent, fainéant et différent, comme le disaient souvent leurs
parents.
Se
resserrant en un groupe compact et menaçant, les garçons
s’apprêtèrent à frapper le sauvage, lui infliger une correction
semblable à celles qu’ils recevaient à la maison. Ils le
provoquèrent en se moquant de lui, le rabaissèrent par des mots
injurieux, lui crachant dessus. Encouragés par les plus grands, les
petits lui envoyèrent du sable dans les yeux, certains même se
risquèrent à lui arracher la percussion des mains. Tendu comme un
arc, l’Algonquin reçut les traits de haine avec dignité. On lui
avait appris à toucher l’adversaire avec un bâton plutôt que de
le tuer, un acte d’honneur et de respect. Aussi il prit sa lance,
la retourna pour atteindre un bambin qui venait de se saisir de son
sac. Le gamin, surpris, tomba à la renverse. Effrayés, ses
camarades le relevèrent et reformèrent aussitôt le cercle. La
guerre avait commencé. Achack paniqua. Ses ennemis avaient mal
interprété son geste, ils allaient le massacrer. Il chercha
désespérément une issue. Laissant à terre son arme, il se
redressa et, tous ses muscles bandés, se prépara à combattre à
mains nues. Ses jeunes agresseurs avaient peur eux aussi. Ils
hésitaient, ils étaient allés trop loin. Achack leva la tête vers
le ciel rubis, afin de demander le secours de son animal totem, mais
l’aigle n’était plus là ! Il le sentit en lui, l’incitant à
traverser en silence l’adversité. Il rangea calmement sa pique,
plaça son sac sur le dos et franchit avec calme la mêlée de ces
êtres qui, comme lui, étaient faits de chair, de sang, d’émotions
et de vulnérabilité. Personne n’osa l’arrêter.
Accroché
à l’esprit de l’aigle par un fil invisible, tel un cerf-volant,
Achack pénétra un autre camp, le cœur du monde des Blancs. Une
seule grande cité crachant bruits et fumées, regorgeant
d’habitants, quartiers en construction et industries. Évitant les
nombreuses excavations où poussaient
des baraques, les terres retournées, bois saccagés, cours d’eau
détournés, l’Algonquin peina à garder sa direction. Il avait le
sentiment de sans cesse revenir au même endroit, de la solitude des
bosquets à la compagnie des envahisseurs. L’aigle aussi volait en
décrivant des ronds dans le ciel, de la prudence à la curiosité.
Bien que plus enclin à découvrir ce peuple différent, luttant
contre la honte accrochée telle une tique, ne pouvant plus chasser
ni pêcher, il n’osait pas quémander de la nourriture.
Étendue
en travers le sentier bordé d’épervières orangées et de
gaillardes corail, une couleuvre à ventre rouge se gorgeait de
soleil. Achack décida de l’attraper. Se saisissant d’un bâton
fourchu, il coinça la tête de l’animal avant qu’il ne se
décidât à s’échapper. Il prit son couteau et lui trancha d’un
coup sec la tête. Il sortit de son sac des feuilles de tabac,
séchées et tressées, puis il les posa près de la bête.
«
Je te remercie, esprit du serpent, de me donner ta chair. »
Le
chasseur fit une flambée et mit à cuire sa proie sur une broche. En
contemplant la chair cramoisie de l’animal qui rôtissait sur sa
broche, au-dessus des braises incandescentes, il pensa à son père,
pour qui le serpent était un symbole de transformation et
d’expérimentation, lui permettant de dépasser ses propres
limites. Achack ressentit en lui un changement, une maturation, il
n’éprouvait plus aucune nostalgie le retenant à sa famille, au
contraire, il découvrait la force de s’en éloigner. L’apparition
de son animal protecteur et l’épreuve qui avait suivi avaient été
sa véritable initiation. En regardant au loin le fleuve corallin, un
long serpent sanguin, rampait entre des berges lie-de-vin, Achack eut
besoin de faire le point sur ce qu’il avait vu et ressenti au long
de son chemin. Avec une soif insatiable de terre, les autres ne se
contentaient pas de repousser les nations autochtones de leur
territoire, ils prenaient tout ce dont ils avaient besoin, sans
aucune considération pour
ceux qu’ils nommaient les Indiens, sans aucune limite tant ils
avaient faim de puissance et de biens. Il se souvint de l’assemblée
des chefs au bord du lac Abitibi, avant son départ pour la grande
chasse, ils parlaient des lois imposées à sa Nation. Il ne l’avait
pas compris à l’époque, les chefs parlaient des Blancs et des
réserves relatées par les Innus. Il se remémora très nettement ce
que disait un des anciens, que c’était lors des premiers traités
avec les Algonquins qu’était
née l’idée d’établir des villages pour Autochtones. C’était
donc dans sa Nation qu’avait commencé la politique systématique
de confiscation des territoires ancestraux. Son père connaissait-il
les pensions pour enfants ? Révolté contre son paternel qui l’avait
propulsé dans la gueule du loup, Achack tenta en vain de se calmer
en observant la grande cité de part et d’autre du fleuve,
s’étendant aussi le long d’un affluant du Saint-Laurent. Des
multitudes de petites lumières scintillantes emprisonnées dans des
habitations, des torches qui se déplaçaient lentement sur les
routes éclairées par des flambeaux, autant de lumignons qu’il y
avait d’étoiles dans le ciel. Il devait redoubler de prudence,
même leurs petits étaient violents. Il avait l’esprit de l’aigle
pour le protéger.
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