Dans un camp tsigane, le rire, la musique et le chant
La révolution du klezmer
En espérant qu'il vous donnera envie de lire le roman au complet
L’humour
Doyna, comme tu
sonnes à mes oreilles, Doyna...
Doyna, Je
n’oublierai pas ton son, Doyna...
Doyna, Doyna, un
chant tzigane joyeux, Doyna...
Doyna, toujours
jeune, toujours nouvelle, Doyna...
À travers les
champs, à travers l’herbe, courent les moutons, courent les lièvres,
Doyna...
Il y a un petit
oiseau qui vole et embrasse deux beaux yeux, Doyna...
Des yeux noirs comme
deux pommes, j’embrasse ma chère petite tête, Doyna...
Des lèvres en soie
comme des crolles, des joues rouges comme des
abricots, Doyna...
Chantent les champs,
fleurissent les fleurs, ma fille est revenue,
Doyna...
Rit mon cœur et
chante mon violon un chant tzigane, Doyna...
C’est arrivé
après deux semaines que mon cœur tzigane s’est cassé, Doyna...
Seulement, il joue
du violon, toujours pleurer, toujours jouer,
Doyna…
Les rayons ardents
du soleil réveillent Elijah et Istvan endormis à même la terre.
Ils se redressent, fatigués et courbaturés. Le camp est désert,
ils sont les seuls près du foyer. Le klezmer sent son foie et sa
tête l’agresser, ses jambes flageolantes qui ne peuvent plus le
porter. Il lui prend l’envie de régurgiter tant il a la nausée.
Le garçon rit aux éclats.
« Tu ne dois pas
souvent boire de Pálinka. Tu ressembles à un ivrogne qui attend que
sa femme lui ouvre la porte, tu n’as plus qu’à t’étaler sur
le sol à te vomir dessus. »
Leur hôte de la
veille, le fils aîné du défunt, sort de sa roulotte peinte de
rouge et de vert. Il s’avance vers ses deux convives, une cafetière
et trois tasses dans les mains. Il s’agenouille près du foyer
éteint, il souffle les quelques braises enfouies dans les cendres,
puis pose du bois dessus. Bientôt une
colonne de fumée grise, puis une flamme orangée jaillit. L’homme
met la boisson à chauffer sur une pierre.
« Si vous ne savez
pas où aller, les gadjos, vous pouvez rester ici.
– Merci, mais nous
ne voulons pas abuser, répond Elijah.
– Que mes enfants
meurent aujourd’hui si nous ne sommes pas assez bien pour vous ! »
Elijah est surpris
par l’agressivité de son hôte.
« Pardon, je ne
voulais pas vous vexer, c’est avec plaisir que nous acceptons
l’invitation. » L’homme leur sert le café, un sourire narquois
sur son visage bronzé.
« Merci d’avoir
participé au dernier voyage de mon père Kristof. Ma famille vous en
est également reconnaissante. Ce fut là une belle fête en vérité,
vous nous avez apporté de la joie et de la paix. Et toi, petit, tu
as une bonne patte au violon, mes fils t’ont adopté, vous pourrez
vous échanger des trucs. Tu es ici chez toi.
– D’accord, mais
pourquoi tu dis : « gadjo » ? Elijah lui il dit : « goy », vous
voulez donc être différents de nous autres, c’est ça ? »,
réplique Istvan.
Les deux hommes se
regardent embarrassés.
« Ce sont les gens
qui nous rejettent, nous nous essayons seulement de vivre, lui répond
le Rom.
– Peut-être, mais
moi je vous accepte, je ne vous dis pas : « alors Tzigane ! » ou «
eh Juif ! ».
– Tu as de la
chance de l’avoir avec toi, le flûtiste, il va te rendre plus
léger.
– Décidément,
ai-je l’air si pitoyable ? demande Elijah.
– Tu as l’air
d’être une personne qui manque d’estime de soi, moi je suis fier
d’être Rom, fier d’être nomade.
– Je n’ai pas
honte d’être juif, j’ai seulement peur de ce que je fais.
– C’est bien ce
que je disais, tu manques de confiance en tes capacités, tu ne
t’apprécies pas. Tu t’attaches à tes souffrances comme les
lacets à tes godasses. Tu as le choix, tu peux changer de
chaussures, dans ce cas tu rentres dans un nouveau malheur, ou tu
peux les enlever et marcher pieds nus, là au moins tu peux respirer.
Au fait, je m’appelle
Attila et vous ?
– Elijah.
– Istvan.
– Bienvenue dans
le clan Dinca, montreur d’ours, éleveur de chevaux et anciens
robs. Nous allons vous préparer une roulotte.
– C’est quoi les
robs ? demande le garçon.
– Des esclaves ou
des domestiques, si tu préfères. Dans leur jeunesse, mes parents en
étaient. Mon père appartenait au voïvode et ma mère à un
monastère. Le père de mon père était la propriété d’un boyard
à qui il payait une taxe annuelle, il a été vendu aux enchères et
acheté par le voïvode. La mère de ma mère a été léguée à un
monastère suite au décès de son maître, propriétaire de
nombreuses terres. Mes parents ont racheté leur liberté avant
l’abolition de ce statut, c’est pourquoi nous portons fièrement
notre or en évidence sur notre torse, comme marque de dignité.
– Et vous avez
vraiment un ours ? demande l’enfant avec excitation.
– Un vrai de vrai
et le plus beau spécimen des Carpates. Viens avec moi, tu vas avoir
la plus grosse peur de ta vie. »
Attila conduit ses
deux invités à l’écart des roulottes encore endormies. Un
gigantesque animal brun se frotte contre le chêne qui le retient par
une chaîne attachée à son cou. L’homme avance d’un pas décidé,
il se laisse distancer par ses deux convives. Il se retourne
brusquement.
« N’ayez pas
peur, il n’est pas méchant. Je vous présente Ferdinand premier,
roi de la grande Roumanie. Approche petit, vient lui caresser le
poil, ça le flattera et le consolera de la mort de son maître
Kristof. Viens aussi le flûtiste, cela t’enlèvera la peur que tu
trimbales avec toi. »
Elijah caresse la
tête de l’impressionnant animal, l’ours des Carpates, la légende
de Transylvanie. Effectivement, à son contact, la crainte qui le
paralysait l’a quitté d’un seul coup. La bête se met soudain
debout, pour se défendre, pour jouer ? Attila, affolé, éloigne
prestement ses invités.
Une femme vient les
rejoindre.
« Venez manger, les
enfants sont réveillés.
– Je vous présente
Edina, ma compagne de vie, ma source d’envie, elle est bien roulée
et sait me faire bander.
– Arrête gros
obsédé ! je porte le neuvième et ça me suffit. Maintenant c’est
au tour de tes filles d’enfanter. »
Elijah et Istvan
suivent le couple jusqu’à leur campement. Les jeunes sont assis, à
moitié endormis, devant leur petite roulotte. Istvan est interloqué.
Mon Dieu, comment font-ils pour rentrer tous là-dedans ! En effet,
les enfants sont au nombre de huit, de quinze à deux ans, l’orphelin
en connaît déjà quelques-uns, plus particulièrement l’aîné
avec qui il a joué du violon.
« Voici mes filles
et mes fils, tous musiciens, catholiques et cavaliers. Mes deux
cadettes vont bientôt nous quitter. Assises sur une chaise, leurs
pieds touchent la terre, elles sont mûres pour se marier.
– Attila, ne remue
pas le couteau dans la plaie ! s’exclame la femme exaspérée. Vous
avez la roulotte de ma sœur et son mari, je vous y installerai après
le repas, poursuit-elle à l’adresse des invités.
– Merci beaucoup,
nous avons grand besoin de repos avant de reprendre la route, répond
Elijah.
– Et vous allez où
comme cela ? demande Attila. »
Le musicien regarde
son jeune compagnon, soucieux.
« Là où nous
trouverons un nid dépouillé de jugements, nations, traditions, un
foyer ouvert à la fraternité, la différence et la tolérance.
– Alors bienvenue
chez les Roms. »
Le repas se poursuit
en silence. Attila offre un verre de pálinka à son invité.
« J’ai tout de
suite compris que tu étais violoniste, à ta façon de regarder les
doigts et les bras des musiciens, à l’expression de ton corps
aussi, comme s’il était un archet prêt à glisser sur toutes les
mélodies qui se présentaient à lui. Tu as les mains nues, quand tu
auras les pieds nus tu comprendras qu’il n’y a pas besoin
d’instruments pour exprimer son talent. »
Il se tourne vers
Istvan, laissant le klezmer se dépatouiller avec son énigme.
« Et toi, petit, tu
ne joues pas de la musique, tu en as l’âme. Tu respires les
mélodies que tu entends, tu les transformes au-dedans de toi et tu
les traduis en sentiments. La musique est ton langage, simple et
spontané. Tu es notre petit frère.
– Attila, tu fais
chier de parler comme le curé, qui parle en latin pour qu’on ne le
comprenne pas, mais du moment que tu ne me traites pas de gadjo, ça
me va, répond l’enfant en riant.
– Comment il me
parle ce maudit pisseux qui donne des leçons aux anciens. Respecte
donc les personnes plus âgées car, un jour, toi aussi tu seras âgé
! Tu es la honte de ta mère ! s’exclame Attila, en feignant d’être
en colère.
– Ça tombe bien,
je n’en ai pas », répond l’enfant en souriant.
L’humour, voilà
la clé qui manquait à Elijah ! Elle lui a ouvert les portes du
bonheur dans le jour présent, sans qu’il ait pour autant besoin de
se soucier de demain, elle lui a ôté la peur, la colère qui le
minait à petit feu. Ce secret, il l’avait déjà reçu de sa
lignée, il se souvient que ses parents riaient souvent, que jamais
ils ne critiquaient, médisaient, au contraire ils tournaient tout en
humour, sur eux également. Ce secret, il l’avait aussi reçu de
son ami Sándor, un parfait plaisantin, de Rebecca qui pouffait pour
un rien, des hassids qui s’égayaient par avance du repas du
lendemain. Cette clé, il l’a retrouvée grâce à Istvan et aux
Tziganes. Sa révolution a commencé par un « non », alors qu’il
ne connaissait que le « oui », elle l’a conduit à s’accepter,
à s’apprécier tel qu’il est. Puis il s’est rebellé, il a
revendiqué la liberté, l’individualité et la paix, il a
finalement trouvé la joie. Sa révolte s’est d’un coup envolée.
Il a obtenu ce qu’il désirait, sa révolution est accomplie. Mais
non, pas tout à fait, il n’est pas encore satisfait, il lui reste
la détestable impression de l’inachevé. Est-ce la raison pour
laquelle il est revenu là où il avait rencontré l’enfant au
violon, qu’il l’a entraîné en Bessarabie ? Est-ce pour faire
tourner la roue du manège de la vie, pour reprendre la boucle là où
elle avait commencé, retrouver ce qui lui avait peut-être échappé
afin d’éprouver une parfaite et complète félicité ? Le klezmer
déambule du sud jusqu’au nord du pays. Tout au long de sa route,
entre monts et vallées, il goûte à l’instant présent, avec la
joie comme guide, la quiétude comme monture. Il est tombé en extase
devant la beauté de la nature : les forêts de sapins blancs,
d’épicéas jade, les coquelicots sanguin, les papillons safran,
turquoise et rubis dans l’or des boulangers, les blés blonds sur
le point d’être moissonnés, mais il ne s’est pas rendu compte
que l’enfant ne partageait pas son contentement, qu’il était le
plus souvent absent.
http://lesmilleetunlivreslm.over-blog.com/2018/10/la-revolution-du-klezmer-jean-luc-bremond-editions-5-sens-par-cathy-le-gall.html
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